Quatre réflexions sur la forme scolaire – retour de colloque

Les 8 et 9 septembre, j’ai eu la chance de pouvoir communiquer sur mon travail au colloque “La forme scolaire aujourd’hui” organisé à Lyon. J’en ai retenu quelques réflexions sur ce concept qui est assez important dans mon travail.

Le concept de “forme scolaire” a été forgé par Guy Vincent (1933-2017), professeur de sociologie à l’université Lyon 2, à la suite de son travail socio-historique sur l’école primaire en France (Vincent, 1980) en s’inspirant d’autres travaux historiques (Chartier et al., 1976). Il écrit à une époque où les travaux sur l’école se concentrent surtout sur son rôle pratique et idéologique dans le maintien du capitalisme (voir les travaux notamment de Baudelot et Establet). Dans cette logique, l’école est un “reflet” de la société et a un rôle essentiellement de reproduction de l’ordre social. Les travaux de Bourdieu et Passeron (Bourdieu et al., 1968; Bourdieu & Passeron, 2005) sont évidemment en question également ici, même si Vincent a plutôt de la sympathie pour le travail de Bourdieu sur l’école. Néanmoins, il souhaite avant tout répondre à la question “qu’est-ce que l’école ?”.

Il trouve la réponse à cette question en voyant l’institution scolaire avant tout comme une forme de transmission. S’il y a bien sûr toujours eu des phénomènes de transmission et d’éducation, Vincent insiste sur la spécificité de la forme qui émerge au XVIIIè siècle, notamment avec les écoles chrétiennes lassaliennes. La spécificité de la forme scolaire est sa façon de transmettre des connaissances et des valeurs. Plutôt que “l’ancien apprentissage par voir-faire et ouï-dire”, la forme scolaire fonctionne sur la base de règles impersonnelles. Cela implique en particulier que l’école a avant tout une fonction politique et de discipline, y compris à travers ses enseignements (Gasparini, 1998) : celle de socialiser méthodiquement les enfants à un certain mode de domination (au sens de Weber), à savoir la domination légale-rationnelle.

Le concept a été perpétué par les travaux des doctorant·es de Guy Vincent (Rachel Gasparini, Bernard Lahire, Daniel Thin, Sylvia Faure, Mathias Millet) et au-delà. Il jouit aujourd’hui d’un certain succès dépassant la sphère académique, quitte à être repris par l’institution scolaire comme le soulignaient les organisateur·ices du colloque en introduction. Le risque est alors un délitement du concept, qui peut prendre deux formes principales : soit voir de la forme scolaire partout, soit voir le dépassement de la forme scolaire partout. Dans les deux cas, le risque est que le concept ne soit plus très opérant.

Je développe ci-dessous quelques réflexions inspirées par les discussions lors du colloque, et qui essaient d’aller dans le sens d’une plus grande opérationnalité du concept.

La centralité de la règle impersonnelle

Lors du colloque, a souvent prévalu une définition de la forme scolaire par un certain nombre de “traits” : la soumission à la règle impersonnelle, une rationalisation de l’espace et du temps, l’autorité pédagogique, etc. En identifiant (l’absence de) ces traits dans une configuration donnée, on pourrait en déduire qu’il s’agit ou non de forme scolaire. C’est ce que j’appellerais la définition par “cases à cocher”. Cela a mené à ce que certain·es participant·es ironisent sur ce point : si l’on définit la forme scolaire à partir de ces cinq traits, peut-on dire qu’il y a forme scolaire à partir du moment où on en identifie au moins trois ?

Il me semble que l’on peut échapper à ces problèmes en se concentrant sur la question de la “règle impersonnelle”. Celle-ci n’est en effet pas un élément de définition parmi d’autres. La règle est “ce qui fait l’unité de la forme scolaire, son principe d’engendrement, c’est-à-dire d’intelligibilité” (Vincent et al., 1994). Le rapport spécifique à l’espace ou au temps ou même la relation pédagogique sont ainsi des déclinaisons de ce principe fondamental qu’est le rapport disciplinaire à la règle impersonnelle. C’est pour cela que je préfère définir la forme scolaire comme une forme de transmission et de socialisation fondée sur la soumission méthodique à des règles impersonnelles sur le plan des savoirs comme des comportements.  Rappelons que le concept de forme scolaire se comprend avant tout en opposition à un autre mode de transmission disons “pratique”, par imitation sans explicitation (Jorion & Delbos, 2019). Il me semble que la forme scolaire gagne à être située dans l’opposition bourdieusienne entre théorie et pratique, comme le fait Bernard Lahire en l’articulant à l’opposition entre oral et scriptural (Lahire, 2000). On peut aussi la comparer à la pratique de l’autorité dans les familles populaires, largement fondée sur la personnalisation de l’autorité et la faible explicitation des règles. Ce qui amène à l’inverse à insister sur l’homologie entre la socialisation scolaire et celle qui a cours dans les familles de classe supérieure (Lahire, 2019; Lareau, 2011).

Se recentrer sur la règle impersonnelle permet alors de ne pas voir l’histoire de la forme scolaire comme un “assouplissement” progressif de la règle, mais comme une évolution de la manière de soumettre à la règle. C’est en ce sens que Vincent parle de “variantes” de la forme scolaire. La règle peut être imposée sans justification (variante de l’élève dressé), ou bien expliquée et fondée en raison (variante de l’élève raisonné) ou enfin construite ensemble avec l’élève (variante de l’élève coopératif). Tout cela implique de grandes différences dans les dispositifs scolaires, mais le fondement politique reste inchangé : la vie à l’école est organisée par des règles impersonnelles.

Penser ensemble les variantes

Néanmoins, réfléchir en termes de variantes ne doit pas nous amener à avoir une approche évolutionniste (une variante remplaçant la précédente) ou à faire des diagnostics trop tranchés (telle pédagogie correspondrait à telle variante). Au contraire, comme le fait Rachel Gasparini (Gasparini, 1998), il faut pour chaque “configuration” étudiée, identifier le mixte de variantes qu’on y retrouve. Ce qui n’empêche pas qu’une configuration donnée donne une part dominante à une variante plutôt qu’à une autre. Une enseignante peut adopter une pédagogie active et coopérative, tout en conservant certains éléments de la variante de “l’élève dressé” ; ainsi de l’usage fréquent d’une clochette en pédagogie Montessori pour ramener le calme dans la classe.

 C’est ce que j’ai essayé de faire valoir dans ma communication sur les conseils d’élèves. Ceux-ci ne peuvent pas en eux-mêmes être identifiés à la variante de l’élève coopératif. Dans ces dispositifs ont également cours des pratiques relatives à d’autres variantes. Quand l’enseignante dispute et punit un élève qui perturbe le conseil, quand elle incite les enfants à se tenir dans une certaine position, on est proche de la variante de l’élève dressé. Quand elle utilise la discussion en conseil pour faire aboutir les élèves à une conclusion déjà prévue à l’avance par de subtiles questions rhétoriques, cette maïeutique évoque la variante de l’élève raisonné.

Bien identifier tout cela permet aussi de faire ressortir d’autant mieux les moments qui correspondent davantage à ce qu’on pourrait appeler une autonomie des élèves.

La forme scolaire, ni ange ni démon

La définition de la forme scolaire par la règle impersonnelle permet d’éviter de voir un dépassement de la forme scolaire dès qu’il y a une remise en cause d’un des traits cités ci-dessus, et en particulier dès qu’il y a remise en cause de la verticalité entre élève et enseignant·e. On le voit, l’horizontalité, l’autonomie, peuvent être des moyens très puissants pour discipliner à la règle impersonnelle (Gasparini, 1998; Lahire, 2007).

Mais dire cela de cette façon a des tonalités critiques. L’autonomie à l’école ne serait qu’une stratégie pour manipuler et soumettre les élèves ? Cela fait écho à des travaux qui ont tendance à diaboliser la forme scolaire, comme le faisait d’ailleurs Guy Vincent dans ses travaux ultérieurs en affirmant que la forme scolaire est incompatible avec une socialisation démocratique et qu’il était donc nécessaire de l’abattre.

Sur ce point, on s’écarte parfois du débat sociologique pour rentrer dans des considérations philosophiques et/ou politiques. Mais il me semble étrange, même empiriquement, d’opposer la démocratie et le règne de la règle impersonnelle. En ce qui concerne mon travail sur les conseils d’élèves, j’y ai identifié l’imposition d’un certain nombre de règles impersonnelles typiques de la forme scolaire sur le plan méta-discursif, c’est-à-dire la façon de participer dans la discussion (tour de parole, sujets et type d’argumentation acceptées, etc), qui sont effectivement imposées sans débat. Mais ces règles s’accompagnent bien souvent d’une grande liberté laissée sur ce qui est décidé en substance. Les dispositifs censés s’éloigner de la forme scolaire, y compris ceux évoqués par Vincent (2008), déplacent bien plutôt l’emprise de la règle du substantiel vers le méta-discursif[1].

A condition de rester conscient du risque omniprésent de prise de pouvoir ou de manipulation, il me semble donc aussi important de voir comment la forme scolaire peut être non seulement compatible, mais aussi nécessaire à la délibération pour promouvoir ses normes discursives.

Cela étant, il faut garder à l’esprit que ces normes discursives sont très situées socialement, comme évoqué ci-dessus. De fait, j’observe des différences très importantes dans la répartition du temps de parole entre les élèves de catégories supérieure et populaire (les fait d’avoir une mère de CSP 3 ou 4 multipliant le temps de parole moyen par 2,5 d’après mes analyses). De la même manière que dans la réflexion relative aux apprentissages (Bautier & Rayou, 2013), si l’on veut conserver les acquis de la forme scolaire, on ne peut postuler son efficacité universelle mais réfléchir aux façons de la rendre accessible à tous les élèves. Il s’agit peut-être aussi de réfléchir à la façon d’accueillir les discours hors forme scolaire qui proviennent des enfants pour les raccrocher à celle-ci (Duval-Valachs, 2022).

Penser aussi les frontières de la forme scolaire

Privilégier une définition par la règle impersonnelle doit aussi nous permettre d’identifier plus clairement les moments où, dans une configuration donnée, se côtoient des éléments qui ne correspondent à aucune des variantes, mais qui sont bien “hors forme scolaire”. Ainsi de la part d’arbitraire de l’enseignant·e, des phénomènes de transfert et de contre-transfert entre les personnes des élèves et de l’enseignant·e qui existent plus ou moins dans n’importe quelle classe, y compris la plus “institutionnalisée”. Dans le cas de l’arbitraire enseignant par exemple, on se situe bien dans une régulation qui n’a plus de rapport avec la règle impersonnelle, qui correspond donc à une autre forme de domination (traditionnelle ou charismatique par exemple, si l’on veut reprendre les catégories wébériennes).

Il me semble aussi important d’identifier cela afin de ne pas avoir une vision “tout ou rien” de la forme scolaire : ou bien elle serait présente, ou bien elle serait dépassée ou remplacée par autre chose. Il me paraît plus intéressant de raisonner comme cela plutôt que de se demander combien de “cases” sont cochées parmi les traits de la forme scolaire.

Pour en revenir aux conseils d’élèves, une bonne partie des discussions aboutissent sur de nouvelles règles : la mise en place d’une nouvelle responsabilité dans la classe, la modification de l’emploi du temps ou de l’organisation matérielle de la classe, la mise en place d’une sanction, etc. On se situe bien ici dans la forme scolaire du début à la fin : on discute selon des règles, pour aboutir à d’autres règles.

Mais il arrive aussi que les discussions, notamment concernant les conflits entre élèves, aboutissent à un autre type de conclusion. Il s’agit des cas où l’identification de la culpabilité d’un·e élève par rapport à un autre ne débouche pas sur l’édiction d’une règle ou d’une sanction, mais la demande d’excuses, ou d’une promesse de ne pas recommencer. Ici, même si l’on est dans un cadre collectif, la régulation des comportements se fait selon un principe qui n’est pas celui de la règle. Le comportement collectif est donc rendu prévisible par la performativité de ces actes de promesse ou d’excuse plutôt que par la règle. Cela rejoint certaines observations d’Henri-Louis Go sur l’école Freinet de Vence : “dans la réunion de coopérative, la régulation du rapport social s’appuie sur des actes de discours. Ces actes performatifs sont des pratiques langagières instituant des formes de vie : faire une promesse, comme le remarque Ricœur (1996), c’est dire que l’on fera ce que l’on dit. S’il a été demandé à un élève de cesser d’importuner, l’élève, en réponse, promet de ne plus se comporter ainsi. Voilà tout le contenu de la discussion, il n’y a donc ni invocation d’une règle formelle, ni menace de sanction, mais appel à la raison dans la conduite de l’élève, et « promesse ».” (Go, 2007). Notons toutefois qu’ici, l’emprise de la règle n’est relâchée que sur le plan substantiel, et non sur le plan méta-discursif (voir ci-dessus).

Pour finir, je pense qu’il est important de garder en tête que la forme scolaire désigne avant tout un ordre dominant dans l’école, mais qu’en aucun cas il ne peut épuiser tout ce qui se passe à l’école. Elle est faite de normes qui ne sont jamais complètement comprises ou respectées par les élèves, volontairement ou involontairement. Bref, la forme scolaire n’est jamais complètement accomplie. Dans les conseils, comme en classe, les élèves détournent souvent le dispositif scolaire pour s’amuser, faire rire la galerie, régler ses comptes, etc. Ainsi d’un élève en CM2 qui profite du moment de “remerciements et félicitations” en conseil pour “féliciter” un copain sur un dessin qu’il a fait, mais ce qui est surtout une façon de faire rire tout le monde en rappelant à la mémoire collective le dessin en question : une caricature particulièrement ridicule d’un élève de la classe. Ou encore quand, lors d’un tour de table où chacun dit son prénom en début de conseil, Félix (7 ans, 1m15 et 25 kilos tout mouillé) fait les gros bras en disant “FELIX AUX BISCOTTOS !”, rendant la classe hilare et irrécupérable pendant plusieurs minutes. En décrivant ce qui est attendu par les enseignant‧es, assez logiquement on retrouve souvent la forme scolaire. Mais peut-être faudrait-il consacrer davantage d’énergie à regarder ce que font effectivement les élèves, pour voir les incompréhensions (Bautier & Rayou, 2013) mais aussi les détournements et les ttfrésistances plus ou moins subversives qu’ils et elles opposent à ces attendus.

***

Voilà donc quelques réflexions, à reprendre sûrement, un mois environ après ce colloque. Il est en tout cas impressionnant de voir la vivacité avec lequel ce concept stimule encore les travaux plus de quarante ans après avoir été forgé ; mais je pense que cette vivacité doit s’accompagner d’une précision dans son utilisation pour ne pas se retourner contre elle-même. Il s’agit en outre de délimiter avec attention son “champ de pertinence” (Lahire, 2011), d’observer son extension et ses effets, ainsi que ses frontières, plutôt que de les postuler.

Bautier, É., & Rayou, P. (2013). Les inégalités d’apprentissage : Programmes, pratiques et malentendus scolaires ([2e éd. revue et augmentée, Vol. 1‑1). Presses universitaires de France.

Bourdieu, P., & Passeron, J.-C. (2005). La reproduction : Éléments pour une théorie du système d’enseignement. Éd. de Minuit.

Bourdieu, P., Passeron, J.-C., & Saint Martin, M. de. (1968). Rapport pédagogique et communication ([Nouv. éd, Vol. 1‑1). La Haye Mouton et Cie.

Chartier, R., Julia, D., & Compère, M.-M. (1976). L’éducation en France du XVIe au XVIIIe siècle. Société d’éd. d’enseignement supérieur.

Duval-Valachs, N. (2022). Délibérer avec ses émotions. Expression et gestion des émotions dans les conseils d’élèves à l’école primaire. Tréma, 57, Art. 57. https://journals.openedition.org/trema/7284

Gasparini, R. (1998). La discipline à l’école primaire : Une interprétation sociologique des modalités d’imposition de l’ordre scolaire [These de doctorat, Lyon 2]. http://theses.fr/1998LYO20011

Go, H. L. (2007). Construction du rapport social dans la classe : La réunion coopérative, une institution de régulation ? Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, 40(3), 97‑113. https://doi.org/10.3917/lsdle.403.0097

Jorion, P., & Delbos, G. (2019). La transmission des savoirs. In La transmission des savoirs. Éditions de la Maison des sciences de l’homme. http://books.openedition.org/editionsmsh/13647

Lahire, B. (2000). Culture écrite et inégalités scolaires. Presses Universitaires de Lyon.

Lahire, B. (2007). Chapitre 12. Fabriquer un type d’homme « autonome » : Analyse des dispositifs scolaires. In L’esprit sociologique. La Découverte. https://doi.org/10.3917/dec.lahir.2007.01

Lahire, B. (2011). L’homme pluriel : Les ressorts de l’action. Fayard/Pluriel.

Lahire, B. (Éd.). (2019). Enfances de classe : De l’inégalité parmi les enfants. Éditions du Seuil.

Lareau, A. (2011). Unequal Childhoods – Class, Race, and Family Life (2d edition). University of California Press.

Vincent, G. (1980). L’École primaire française : Étude sociologique. Presses universitaires de Lyon Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Vincent, G. (2008). La socialisation démocratique contre la forme scolaire. Éducation et francophonie, 36(2), 47‑62. https://doi.org/10.7202/029479ar

Vincent, G., Lahire, B., & Thin, D. (Éds.). (1994). L’éducation prisonnière de la forme scolaire? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles. Presses universitaires de Lyon.

---

[1] A noter que ce point est parfois renvoyé à une opposition entre “fond” et “forme” : « très dure, très directive dans sa forme et ses procédures, la réunion demeure absolument non directive quant au fond » (Vasquez & Oury, 2001, p. 487). Néanmoins, il me semble plus pertinent d’opposer “méta-discursif” et “substantiel” (même si c’est malheureusement un peu verbeux). En effet, les règles méta-discursives gouvernent la façon de s’exprimer, mais elles ne concernent pas uniquement la forme (en restreignant certains sujets hors-limites, par exemple).

---

---