J’ai récemment terminé mes observations pour cette année scolaire 2021-2022. J’ai eu la chance de pouvoir observer quatre classes, dans deux établissements différents, trois mois chacune, qui sont à ajouter aux deux autres classes que j’avais pu observer lors de mon mémoire. Je voulais maintenant prendre un peu de recul pour réfléchir à ma posture de recherche. Cela implique d’abord de réfléchir à mon statut, à mes expériences passées, parce qu’elles influencent 1)le choix de mon sujet de recherche, 2)la façon dont je vais percevoir ce que j’observe et 3)la façon dont je vais me conduire sur mon terrain. A son tour, ce dernier élément va déterminer 1)la façon dont je vais être perçu par celles et ceux que j’observe et 2)la façon dont ma présence va influencer ce que j’observe.

Dans la première partie de ce billet, ci-dessous, je parlerai surtout de mon rapport à mon objet d’étude, et la façon dont il peut influencer le regard que je lui porte et les hypothèses que j’élabore. Dans la seconde partie que je publierai plus tard, je me concentrerai davantage sur mon rapport aux enquêté·es et la façon dont ma présence les influence.

Libido sciendi

            Je ne crois pas que se “positionner”, au sens de la déclinaison de sa carte d’identité de classe, de genre, de race… soit une fin en soi pour la recherche. Je veux dire que c’est important, essentiel même, mais seulement dans la mesure où cela nous permet de comprendre ce que ça implique pour notre travail en termes de biais ou de limites.

            Toute recherche a une genèse, et la libido sciendi n’est jamais une pure recherche de savoir désintéressée. Comme l’écrivait ma co-directrice Rachel Gasparini dans sa propre thèse[1] : ” Toute recherche en sciences sociales se heurte au risque d’adopter un regard qui en dit plus sur le rapport à l’objet que sur l’objet lui-même”. Dans mon cas, il faut sûrement remonter à mes études de science politique à Lille, et à mon militantisme étudiant dans des organisations (syndicales ou partisanes) majoritairement autogestionnaires et/ou à tendance libertaire. Cette expérience s’est de plus faite à une période (grosso modo entre 2012 et 2017) où la question de la démocratie se posait particulièrement politiquement à gauche, avec l’importance qu’avait la critique de l’Union Européenne dans les débats par exemple. Mon militantisme écolo me poussait aussi à m’intéresser aux alternatives plus ou moins utopiques de vie en communauté (je me rappelle la lecture des Sentiers de l’utopie de John Jordan et Isabelle Fremeaux). Tout cela m’a amené comme plusieurs de mes camarades d’alors à concevoir l’autogestion pas seulement comme un mode d’organisation mais comme un modèle de société, une troisième voie entre l’Etat et le marché, en reproduisant sans le savoir le mouvement des années 70-80.

Mais on voyait bien, à l’époque, les limites de la façon dont fonctionnait nos organisations. Lors des réunions, la parole apparaissait clairement comme mal répartie entre les hommes et les femmes, les étudiant·es en sciences sociales et celles et ceux qui avaient peu fait d’études, les “ancien-nes” et les “nouveaux-elles”. D’où l’intérêt pour la question de la démocratie en organisation, la volonté de comprendre “comment pouvait marcher” la démocratie en actes. A la base, je m’intéressais surtout à la démocratie en entreprise, aux coopératives sur lesquelles je fais un premier mémoire. Ce n’est que sur le tard et suite à un concours de circonstances que je fais un second mémoire sur les conseils d’élèves : en expliquant ma recherche sur les coopératives à une amie, elle me dit “ah, c’est comme ce qui se fait dans certaines écoles !”.

            Pourquoi dire tout cela ? Car ces éléments biographiques ont deux impacts sur la construction de ma thèse :

• D’abord, malgré ma carrière d’enseignant, les “conseils” m’intéressent initialement davantage que les “élèves”, parce que j’ai eu, académiquement, une entrée par la question démocratie davantage que par la question pédagogique. La plupart des travaux sur les conseils d’élèves viennent des sciences de l’éducation, et donc la question démocratique n’y est pas centrale. Ma thèse et celle de Matthieu Beaufils au CESSP partagent cette entrée “politique” sur la question.
• Ensuite, parce que je suis disposé à considérer que les conseils d’élèves sont une “bonne chose”, et que je vais avoir tendance à rechercher les conditions auxquelles ils peuvent fonctionner “au mieux” (quoi que cela puisse vouloir dire). On choisit toujours son sujet de recherche pour une raison, et le fait que j’ai ces arrière-pensées n’est pas en soi une mauvaise chose, mais je pense qu’il faut en être conscient.

            D’autant plus que mon affinité pour ce type de dispositif peut être située socialement. Je suis un homme blanc issu des classes supérieures, et j’ai fait des études de science politique dans une grande école. Il est donc sociologiquement tout à fait normal que je valorise les dispositifs de démocratie formelle comme les conseils, puisque je suis disposé à être à l’aise (pour ne pas dire dominant) dans les situations de parole publique. Il est loin d’être sûr que j’y verrais autant de potentiel politique si j’avais fait l’expérience de la domination au sein de ces dispositifs. Ici, il ne s’agit pas de dévoiler mon hypocrisie ou quoi que ce soit. Simplement, être conscient de ce biais normatif par l’introspection sociologique doit me pousser par exemple à traiter de façon symétrique les expressions “rationnelles” très normées dans les conseils d’élèves, et celles qui relèvent d’autres modes d’expression, plus émotionnels par exemple, et à y chercher également une productivité politique.

Entre dépaysement et distanciation

Je veux revenir à présent sur ma posture en tant que chercheur dans la classe. Beaud et Weber[2] distinguent l’enquête par dépaysement (qui consiste à se familiariser avec un milieu ou une culture inconnue) de l’enquête par distanciation (qui consiste à l’inverse à s’efforcer de prendre du recul sur un milieu que l’on connaît pour le voir comme s’il était exotique). Mais à vrai dire, j’ai eu du mal à me reconnaître pleinement dans l’une ou l’autre de ces catégories.

Dans une certaine mesure, on pourrait parler d’une enquête par distanciation. J’ai été enseignant pendant quatre ans avant de commencer cette thèse. Quand je parle avec les enseignant·es (et puisque j’ai (pour l’instant) choisi de passer plus de temps avec elleux qu’avec les enfants), je ne suis précisément pas très dépaysé. Je sais comment me conduire dans une salle des profs, je sais quels sont les sujets de conversation qui « marchent », je connais les acronymes fleuris de l’éducation nationale (vous connaissez la DSDEN ? et les AESH ?). Tout cela a beaucoup d’avantages, puisque je m’assure d’un contact et d’une confiance rapide avec les adultes dans les écoles (je me présentais d’emblée comme un « collègue »), et cela a également pour vertu de rassurer les parents. Cela m’avantage aussi pour la compréhension de « ce qui se passe » : par l’empathie professionnelle avec les enseignant·es que j’observe, je peux assez facilement comprendre leur intention pédagogique. Enfin, le fait de pouvoir me présenter aux enseignant·es comme un collègue offre un débouché intéressant à mes recherches : je peux leur communiquer certains résultats sous les atours d’une discussion « entre collègues », sans endosser le rôle redouté de l’inspecteur.

Mais tout cela implique aussi que je dois veiller à certaines choses. Je dois veiller à limiter mon empathie pour l’enseignant·e, au risque de ne pas être capable de traiter symétriquement son point de vue et celui des élèves. De façon générale, je dois veiller à ne pas reproduire automatiquement les « catégories de l’entendement professoral »[3] dans mes analyses : typiquement, je dois faire attention à ne pas avoir d’a priori trop favorable pour un·e « bon·ne élève ». Cela implique aussi, dans ma posture au quotidien, que je dois parfois résister à l’envie d’enseigner. Il arrive parfois que des élèves me posent des questions sur un exercice qu’ils sont en train de faire : si j’adopte une posture d’enseignant·e, en les amenant vers la réponse par des questions choisies comme j’ai l’habitude de le faire dans ma pratique, je risque d’être catalogué comme un prof, ce qui n’est pas vraiment le choix de posture que j’ai fait.

            Cela dit, je ne suis pas entièrement dans une enquête par distanciation. Tout d’abord, je suis enseignant dans le secondaire, et j’étudie des enseignant·es du primaire. Si cela peut paraître anecdotique, les métiers sont tout de même assez différents, et il m’a fallu longtemps pour comprendre certaines pratiques de classe qui n’étaient pas toujours explicitées. De plus, enseigner dans le secondaire est un peu plus prestigieux socialement qu’enseigner dans le primaire (d’autant plus que je suis agrégé, ce que j’ai dit quand on me posait frontalement la question). Malgré mon jeune âge, je risquais donc d’être pris dans un rapport de hiérarchie sociale avec mes « collègues », ce que je sentais aux réactions semi-ironiques d’admiration quand je déclinais mon CV.

Le dépaysement joue également vis-à-vis des élèves. J’ai certes été moi-même élève de primaire un jour ^{[référence souhaitée]}, mais ces jours sont maintenant assez loin, et comme tout adulte il m’est très difficile de me mettre à la place des enfants, de me remémorer le fonctionnement des relations sociales et politiques au sein d’une classe ou d’une cour de récréation.

En résumé, j’ai essayé de construire une posture d’observation non-participante car elle m’apparaissait la plus cohérente avec mes objectifs de recherche. Cela a impliqué de me défaire autant que possible de mes rôles d’adulte et d’enseignant, sans toutefois essayer de me rapprocher du rôle des enfants.

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[1] Gasparini, R. (1998). La discipline à l’école primaire : Une interprétation sociologique des modalités d’imposition de l’ordre scolaire [These de doctorat, Lyon 2]. https://www.theses.fr/1998LYO20011

[2] Beaud, S., & Weber, F. (2010). Guide de l’enquête de terrain : Produire et analyser des données ethnographiques (4e éd. augmentée). la Découverte.

[3] Bourdieu, P., & Saint Martin, M. de. (1975). Les catégories de l’entendement professoral. Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1(3), 68‑93. https://doi.org/10.3406/arss.1975.3413

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